Biographie de Roseta Luisa Monastorio

En ce matin du 7 Juin 1789, deux bébés voient le jour au Palais Fersen, à Stockholm. La Comtesse Rosetta vient de mettre au monde ses jumeaux ; d’abord un fils, que le Comte Hans Axel prénomme aussitôt Axel Ludvig, puis une fille, Rosetta Ludvika. Une petite fille fragile, faible et petite dont on craint pour la vie. La Comtesse, mère infiniment dévouée, a le cœur serré en entendant la petite pousser de faibles soupirs mais elle garde confiance : sa petite fille qui porte le même prénom qu’elle vivra. Elle l’allaite, la cajole sans cesse, refuse qu’elle quitte ses bras. C’est sa petite Rosetta. Et la fillette prend alors rapidement du poids et forcit ! La Comtesse est au comble du bonheur, elle sait qu’elle est sauvée. Dès lors, la petite n’émet plus de soupirs plaintifs et adresse les plus merveilleux sourires à sa mère. Le Comte et la Comtesse ont déjà plusieurs enfants, en cette année 1789. Le fils aîné, Karl Axel, est né le 21 Décembre 1784. Suivirent Sofia Brigitta, le 12 Janvier 1786, Fredrik Gustav le 10 Avril 1788. En Septembre de cette même année, une petite orpheline de 5 ans est recueillie et adoptée : elle devient l’aînée des enfants, Hilda Konstanza.

Hélas, moins d’un an après la naissance des jumeaux, le Comte leur père quitte la Suède. Il part combattre la révolution qui a éclot en France. Il sera absent près de cinq ans. A son retour, en 1794, les jumeaux ont bien grandis. Il n’a rien vu de leurs premières années. Ils ont passé ces années dans les différentes résidences que les Fersen possèdent en Suède. Ils garderont de cette période un lien extrêmement fort avec leur mère. La petite Rosetta Ludvika est une enfant rieuse. Ses yeux brillent souvent de joie. La Comtesse disait qu’elle parvenait à lui rendre son sourire lorsqu’elle pleurait l’absence de son époux. Un amour très fort se manifeste entre la mère et tous ses enfants. Inséparables, les jumeaux restent attachés l’un à l’autre. Axel Ludvig n’a de cesse de vouloir protéger la petite, comme s’il s’excusait d’être né fort et elle chétive, comme s’il s’excusait d’avoir pris trop de place de le ventre de leur mère à son détriment.

Avec le retour du Comte, deux enfants sont recueillis, Gustav Ludvig et Hedda Fredrika, et d’autres enfants voient le jour : Axelröd en 1795, Fredrika Lovisa en 1796, Hans Vilhelm en 1798 et Gustav Axel en 1804. La Comtesse, âgée alors de 42 ans, ne parviendra plus à avoir d’enfant. Il faut ajouter deux enfants que le Comte ramène avec lui lorsqu’il regagne la Suède en 1794 : Gustav Ludvig et Hedda Fredrika, enfants naturels qu’il eut alors qu’il se trouvait aux Pays-Bas autrichiens.

Enfant joyeuse, découvrant en 1794 un père qu’elle adore, Rosetta Ludvika connaît un désespoir sans fin en cette année tragique de 1810. Âgée de 21 ans, la jeune fille a vu se marier ses aînés, mais le mariage prévu pour elle par son père ne pourra se faire : le fiancé meurt dans une Europe mise à feu et à sang par Napoléon. Rosetta aura sincèrement du chagrin, mais celui-ci est consolé par l’amitié de son jumeau. C’est un deuil plus terrible qui l’anéantit. Le 20 Juin 1810, le Comte est mis en pièces par la populace de Stockholm, accusé d’avoir assassiné l’héritier du trône. Le corps est atrocement mutilé. La Comtesse ne veut pas que sa fille le voie, mais la jeune fille obtient la permission de sa tante Sofia, ne pouvant lui refuser ce dernier hommage. Elle sera toute sa vie poursuivie par l’image du cadavre embaumé. Réhabilité et enterré dignement en Décembre suivant, c’est sur son tombeau que se joue la suite de la tragédie. La Comtesse est découverte morte par sa belle-sœur, son beau-frère Fabian et son fils aîné, allongée au pied du tombeau de son époux, des pétales de rose séchés entre ses doigts. S’est-elle laissée mourir, a-t-elle été surprise par le froid lors d’une de ces fréquentes crises de somnambulisme ? Le Comte et la Comtesse von Fersen sont morts…

Horriblement choquée, Rosetta Ludvika ne se remet pas de la mort de ses parents. Ses aînés l’entourent, la confie finalement à son jumeau tandis qu’ils regagnent leurs nouveaux foyers. Karl Axel a épousé Alexandrine Danaé de Girodelle et vivent au Palais Fersen de Stockholm où, jusqu’au décès de son beau-père en 1794, eurent lieu tous les accouchements de leur mère : les cadets des jumeaux virent le jour à Steninge slott, le château favoris de leurs parents. Hilda Konstanza a suivi son époux Louis Victor de Girodelle. Sofia Brigitta a fait de même avec son époux Philippe Alexandre de Gonzague. Fredrik Gustav, lui, est le seul des aînés avec Gustav Ludvig à ne point encore avoir pris épouse. Il vit à Lövstadt slott, auprès de sa tante Sofia et de son oncle Fabian qui réside également à Stockholm, l’épouse et les enfants de ce dernier.

Rosetta Ludvika et Axel Ludvig sont restés à Ljungs slott, près de la crypte où reposent leurs parents. Ils ont auprès d’eux les cadets. Le plus jeune, Gustav Axel, n’a que six ans. Pendant six ans, Rosetta Ludvika, en grand deuil, tente de remplacer sa mère et élève ses petites sœurs et ses petits frères. Son jumeau est son soutien, il l’aide de son mieux et offre aux petits le modèle d’un père. Ils se rendent parfois à Steninge slott, où leur tante Sofia a fait édifier, en 1813, un monument à la mémoire de leur père. Ce château que leurs parents ont tant aimé. De même, un monument se dresse dans le parc de Lövstadt slott.

En Février 1816, la tante Sofia décède. C’est un grand chagrin pour tous. Le mariage de Fredrika Lovisa est repoussé en Décembre. Elle a 20 ans, elle épouse Emmanuel de Nadaillac, né un mois après les jumeaux, troisième enfant de la plus chère amie de leur mère émigrée en Suède pour cause de révolution. Hans Vilhelm, lui, a 18 ans. Les guerres napoléoniennes étant finies, il décide de partir faire un tour d’Europe comme le faisaient les gentilshommes à l’âge de 15 ans dans l’heureux temps rococo. L’oncle Fabian l’en a convaincu. A son tour, Axel Ludvig parvient à persuader sa sœur de l’accompagner en voyage, désirant lui aussi découvrir l’Europe que leur père a tant parcouru. Il éprouve un immense bonheur lorsqu’elle accepte. Elle a 27 ans, non encore mariée, il la voyait s’étioler de chagrin dans les murs de Ljungs slott. Il décide de partir avant qu’elle ne change d’avis. Les jumeaux inséparables se rendent en Espagne. Ils ne reverront jamais la Suède ni leurs frères et sœurs. Ils ne manqueront cependant pas d’entretenir une correspondance. C’est ainsi qu’ils sauront qu’en 1818, après le décès de leur oncle Fabian, leur frère Fredrik Gustav s’embarque pour le Nouveau monde où il fondera une plantation en Louisiane, Svenska Ros, prendra épouse et donnera aux Fersen une nouvelle descendance sur un autre continent. Désormais, il y aura des Fersen en Louisiane, de même qu’en Suède. Ils sauront aussi que Gustav Axel, le dernier resté auprès de son oncle et de ses cousins, ne se mariera jamais. Il vivra seul à Ljungs slott, conservant le souvenir de ses parents, jusqu’à s’éteindre en 1910, à l’âge de 106 ans, rencontrant en 1890 la petite-fille de Fredrik Gustav, Rosetta Henderson.

C’est une Espagne meurtrie par la guerre que découvrent Axel Ludvig et sa sœur. Napoléon est passé par là. Ils s’installent à Madrid, sont reçus au palacio real où ils sont présentés au Roi Ferdinand VII. Il était devenu Roi en 1808 en faisant un coup d’État contre son père Charles IV. Ce dernier demanda l’arbitrage de Napoléon : qui du père ou du fils devait régner sur l’Espagne ? Napoléon ne voulut ni de l’un ni de l’autre des deux Bourbon et installa à la place sur le trône son propre frère Joseph Bonaparte. Ce fut le début d’une guerre effroyable, immortalisée par le peintre Goya, déclenchée par le soulèvement d’Aranjuez. Le peuple espagnol ne voulait pas du nouveau régime. La guerre dura jusqu’en 1813. Après la défaite de Vittoria, Madrid fut évacuée par les bonapartistes. Par le traité de Valençay, Ferdinand VII retrouvait la couronne d’Espagne.

Rosetta connaissait le Danemark, l’Empire et l’Italie ; elle avait suivi ses parents, ses frères et sœurs dans le dernier grand tour que firent les Fersen, entre 1801 et 1803. Elle avait donc déjà voyagé et avait apprécié cela. Elle est donc curieuse et contente lorsqu’elle arrive à Madrid. Avant d’entrer en Espagne, son frère et elle ont séjourné en France où ils ont été présentés à Louis XVIII. Elle s’est sentie très triste en voyant le vieux Roi : son père aurait tant voulu voir la monarchie restaurée, en France ! Il était mort en emportant le souvenir de la révolution et de l’empire. Il était mort trop tôt… La jeune fille découvre la France, ne comprenant pas qu’un si charmant pays, qu’elle traverse de l’est au sud, ait pu avoir une conduite si atroce, si criminelle depuis près de trente ans. Toutes ces années où l’on n’avait fait que tuer.

C’est dans l’hôtel particulier où elle est installée à Madrid que Rosetta fait la connaissance de Paloma, une jeune fille qui sera son amie et confidente plus que sa servante toute sa vie, jusqu’en 1836. Elles s’entendent fort bien. Rosetta s’étonne de voir que Paloma est instruite, cultivée, même. Elle apprend alors qu’elle est orpheline d’une famille noble ruinée. Rosetta n’a jamais eu de leçons d’espagnol. Elle parle suédois et français. Son frère de même, mais également allemand et italien. Paloma leur enseigne sa langue. Rosetta ne la maîtrisera jamais parfaitement.

A la Cour, Rosetta fait la connaissance de gentilshommes établis en Nouvelle Espagne, dans la province de Californie. Ces jeunes gens sont en Espagne pour leurs études. Une fois celles-ci achevées, ils rentreront sur leurs terres. C’est ainsi qu’elle rencontre Don Juan de Vargas et Don Diego de la Vega. Axel Ludvig est très inquiet pour sa sœur. Elle a maintenant 28 ans et n’est toujours point mariée. Fort heureusement, elle parait avoir 20 ans, il pense pouvoir encore lui trouver un époux. Elle ne parle jamais de son fiancé, décédé au combat. Elle a très peur de rester seule, même si la compagnie de son jumeau est plaisante. Sa mère lui a dit bien souvent que son devoir était de se marier et de donner des enfants à son époux. Elle pleure beaucoup, à l’idée que cela n’arrive jamais.

Mais, lors d’un bal au palacio real, la jeune fille attire l’attention d’un officier âgé d’un an de plus qu’elle, le Capitaine Enrique Sanchez Monastorio. Jusque là, gauche et timide, elle n’avait guère eu de regards intéressés. Mais les magnifiques yeux bleus du Capitaine ne s’y trompent pas : elle sera sa femme. Il se renseigne sur la suédoise, il demande sa main à son frère qui consent au mariage après avoir, à son tour, pris ses renseignements sur le futur époux de sa sœur. En quelques mois, Rosetta abjure la Réforme pour se faire catholique. Les fiançailles sont officielles, puis le mariage est célébré à la fin de l’année. Monastorio est très satisfait de la docilité de la jeune femme et de sa dévotion.

L’année 1818 s’écoule paisiblement. Rosetta entretient une correspondance avec ses frères et sœurs. Elle apprend ainsi le décès de son oncle Fabian, mais ne saura jamais que Fredrik Gustav a quitté la Suède pour s’installer en Louisiane.

Puis, la vie de Rosetta change. Son époux vient d’être nommé Commandant en Nouvelle Espagne, en province de Californie. Plus précisément dans le pueblo de Nuestra Señora la Reina de Los Angeles, que l’on nomme plus brièvement Los Angeles. Rosetta doit l’accompagner. Elle quitte donc l’Espagne sans savoir que jamais plus elle ne reverra l’Europe. Paloma est, elle aussi, sur le bateau qui conduit les deux époux aux Amériques, ainsi qu’Axel Ludvig qui n’a pas voulu retourner en Suède. Le mari s’agace beaucoup de la présence continuelle de son inévitable beau-frère, mais n’en montre rien. Il fait chaque jour l’effort d’être courtois avec lui. De tout le voyage, Rosetta souffre de la chaleur, elle qui vit le jour dans les brumes glacées de Suède. Elle est fragile. Elle tombe malade comme son père l’avait été à la fin de son expédition aux Amériques. La fièvre la prend, son mari et son frère sont très inquiets. Axel Ludvig se souvient de ce que sa mère lui avait dit un jour : sa sœur était frêle à la naissance, elle avait eu très peur de la perdre. Fort heureusement, la jeune femme se remet de sa fièvre et guérie avant la fin du voyage.

Le bateau accoste à Monterey en Avril 1819 après un long voyage en mer. Le Commandant va voir le gouverneur avant de se rendre seul à Los Angeles. Il ordonne à sa femme d’attendre qu’il la fasse chercher. Il lui dit que le pueblo est un trou vilain et sale, sans attrait pour une dame. Rosetta est tout de même la fille du fameux Comte de Fersen ! Elle doit attendre à Monterey, avec pour compagnie son frère et Paloma, qu’une demeure digne de l’accueillir soit prête là-bas. Bien que son frère estime lui aussi qu’elle ne peut habiter dans une caserne dans un endroit inhospitalier, Rosetta, qui désire plus que tout avoir des enfants, se morfond de cet abandon… jusqu’à ce qu’elle se rende compte très vite qu’elle est enceinte !

Après deux mois, Rosetta a enfin la permission de rejoindre son époux à Los Angeles. Elle est au comble de la joie ! Malheureusement, elle doit alors dire au revoir à son frère pour la toute première fois. Axel Ludvig s’est vu confier une charge auprès du gouverneur, il doit rester à Monterey. Malgré les efforts de la jeune femme pour se montrer courageuse, la séparation est déchirante. Tous deux pleurent abondamment en s’étreignant avec force. Il n’y avait jamais eu un matin sans qu’ils se voient. Rosetta espère cependant revenir bientôt avec son époux qui lui écrit souvent qu’il n’a pas l’intention de passer toute sa vie à Los Angeles. S’il devient Colonel, il faudra retourner à Monterey, n’est-ce pas ? Pour le moment, il est temps de rejoindre Enrique. La jeune femme, qui a pris l’habitude de signer « Roseta Luisa » au lieu de « Rosetta Ludvika » pour être mieux acceptée et accueillie par les Californiens, monte dans une diligence surchauffée en compagnie de trois malles et de sa servante Paloma.

A leur arrivée à Los Angeles, le Commandant les accueille avec un empressement qui ravi son épouse. Malheureusement, il reconnaît, très embarrassé, que la hacienda n’est pas encore prête pour l’accueillir. La fille du Comte de Fersen devra loger quelques temps à la caserne au milieu des soldats. De braves gens, mais fort rustres. Décontenancée, la jeune femme fait tout de même bonne figure. Son époux a fait mettre des fleurs partout en son honneur, même aux barreaux de la prison ! D’ailleurs elle entend depuis la chambre les lourdes portes des cellules claquer violemment chaque fois qu’un prisonnier est arrêté. Et cela se produit souvent ! Roseta remarque que son mari fait preuve d’une très grande autorité, châtiant quiconque lui résiste. Il a assis en un an sa domination sur les peones comme sur les riches haciendados qu’il envie. Il a d’ailleurs fait arrêter l’un d’entre eux qu’il accuse de trahison. Mais dans la nuit, la première que Roseta passe à la caserne, un mystérieux cavalier masqué, tout de noir vêtu, libère le prisonnier ! La jeune femme a eu très peur ! Éveillée en sursaut, elle l’a vu traverser la chambre en courant, poursuivi par les soldats ! Le bandit se fait appeler Zorro, il laisse des « Z » derrière lui et dit être le défenseur des opprimés.

Roseta retrouve à Los Angeles des connaissances, Don Diego de la Vega et son épouse Doña Ana María, Don Juan de Vargas et son épouse Doña Annabella. A son arrivée, des réceptions sont données pour elle dans leurs haciendas. La jeune femme est heureuse avec eux. Elle oublie un peu en leur présence la tristesse qui est la sienne de voir son mari si changé, de savoir qu’il est haï de beaucoup de monde. Zorro continue de se manifester, ce qui n’arrange en rien son humeur. Le Commandant en vient à reprocher à Roseta de se plaindre trop souvent du climat et il s’exaspère lorsqu’elle commet une faute d’espagnol. Un mois après son arrivée, elle emménage enfin à la hacienda. Elle y vit seule avec Paloma et quelques autres domestiques, son époux devant résider à la caserne. Cependant, il lui rend très souvent visite. Le jour de Noël 1819, Roseta met au monde son premier enfant. A 30 ans passés, elle devient enfin mère. Son époux ne prénomme pas son fils Enrique comme lui mais Gabriel d’après l’Archange de l’Annonciation.

Un soir de Février 1820, Zorro s’introduit dans l’hacienda pour dire à la jeune femme que son époux a volé les terres sur lesquelles il a fait construire la demeure. Il a prétexté que les terres appartenaient au Roi pour les enlever à son propriétaire. La jeune femme est bouleversée. Elle raconte à son mari la visite qu’elle a eu, et ce dernier conçoit alors un plan destiné à discréditer Zorro aux yeux du peuple : utiliser un faux Zorro qui fera semblant de s’en prendre à Roseta devant quelques témoins. Mais le piège échoue.

En Juin, Los Angeles reçoit la visite du Vice-Roi. Celui-ci a reçu beaucoup de plaintes contre le Commandant. La visite se passe pourtant bien, Monastorio ayant pris soin de vider les prisons et d’offrir à boire à tous pour que le peuple soit bien disposé. Cependant, il commet l’erreur d’accuser devant lui Don Diego d’être Zorro (ce qui est d’ailleurs la vérité !) ; étant un ami de Son Excellence, le Vice-Roi refuse de le croire et fait mettre le Commandant aux arrêts. Roseta s’évanouit. Elle reste quelques jours à Los Angeles en attendant qu’une voiture vienne la chercher pour la conduire à Monterey où son mari a été emprisonné. Elle est enceinte de son deuxième enfant.

Enrique ne passe que peu de temps en prison. Il a été mis aux arrêts pour l’exemple, pour dissuader tout autre officier d’abuser de sa position. Roseta, qui a retrouvé son frère, se demande ce que le gouverneur compte faire ensuite de son époux. Va-t-on lui donner un autre commandement en Californie, va-t-on les prier de rentrer en Espagne ? Les époux Vargas et de la Vega, rendent visite tour à tour à la jeune femme. Ils partagent son bonheur d’être à nouveau mère. Don Diego est rassuré sur son sort, il redoutait qu’elle ne soit très malheureuse : n’est-ce pas lui qui a fait arrêter son époux ? L’heureuse nouvelle le rassure, d’autant plus qu’il sait que Monastorio va pouvoir recouvrer la liberté.

Il n’est pas question de confier à Enrique un nouveau commandement en Californie. En revanche, on lui laisser choisir entre le retour en Espagne ou un poste à Albuquerque, ville administrée par un gouverneur de la Nouvelle Espagne depuis Santa Fe. Cette ville, abreuvée par le Rio Grande del Norte, a été fondée en 1706 d’après le Duc d’Albuquerque, alors Vice-roi de la Nouvelle Espagne. C’est le choix que fait Enrique, qui refuse de rentrer déshonnoré en Espagne. C’est donc à Albuquerque que Rosetta accouche en Janvier 1821. Elle met au monde un deuxième fils prénommé Enrique. Ils sont alors heureux, paisibles. Enrique montre moins de brutalité dans sa manière de diriger la caserne d’Albuquerque. Axel Ludvig, lui, a été recommandé au gouverneur de Santa Fe par celui de Monterey. C’est donc pour Rosetta une nouvelle séparation. Les visites sont toujours des moments de joie.

Mais en 1821, l’Histoire va frapper. Quelques mois après la naissance de Enrique Monastorio, Agustín de Iturbide proclame l’indépendance du Mexique. Le 24 Août, le traité de Córdoba le proclame Empereur. C’en est fini de la Nouvelle-Espagne, du Vice-Roi, de la domination espagnole. Désormais, tous ces territoires sont mexicains. Par amour pour Rosetta, Enrique essaie de s’habituer à la vie civile. Il n’a d’ailleurs pas le choix, les anciens soldats de l’armée espagnole de Nouvelle-Espagne ne reçoivent plus de solde et n’existent plus. Axel Ludvig et Enrique se font cultivateurs, sur les terres d’une nouvelle hacienda dans laquelle ils se sont installés à leur arrivée. Leur vie est encore agréable, quoique bouleversée. Enrique a toujours été un soldat. Son humeur est souvent mauvaise. Il pourrait rentrer en Espagne avec sa famille, mais il s’y refuse toujours, à cause de l’humiliation de sa mise aux arrêts, bien que ce monde qui a vu sa chute n’existe plus.

En 1823, l’empire d’Iturbide se soulève. Le Mexique est désormais une république. Cette même année, à Albuquerque, Roseta accouche de son troisième enfant, une petite fille prénommée Maria. En 1828, elle met au monde son quatrième enfant, une autre petite fille prénommée Roseta. Enfin, en 1831, elle donne à Enrique un cinquième enfant, un troisième fils prénommé Luis. Elle a 42 ans. Elle est une excellente mère comme l’avait été la sienne, la Comtesse dont elle chérit si tendrement le souvenir. Elle ne cesse de penser à ses frères et à ses sœurs. Hélas, depuis que le Mexique a déclaré son indépendance, le courrier d’Europe ne lui parvient que fort mal. Des lettres ont sans doute été perdues. Bientôt, elle n’aura plus du tout de nouvelles de sa famille. La guerre va ravager sa vie.

Lorsque le Général Antonio López de Santa Ana est élu président en 1832, le Mexique ne tarde pas à devenir une dictature. Ce sont des années de guerre, de conquêtes, car les territoires du nord refusent d’être mexicains. La Californie prétend ne plus être espagnole, ne pas devenir mexicaine, mais californienne. Les territoires veulent être indépendants et ne plus subir de joug de qui que ce soit. Vint l’année 1836.

Dans les moments durs, Roseta pense à son père, à sa mère. A toutes ces vies sacrifiées. Elle a peur pour ses enfants, elle croit revivre ce 20 Juin fatal qui conduisit son père à la mort. Puis la menace se fait plus précise. On sait qu’Enrique est un ancien officier du Roi. Roseta a tout juste le temps de confier ses enfants à Paloma. Elle est arrêtée en Février 1836 avec son époux et son frère avant qu’ils aient pu partir avec eux. Gabriel, 16 ans, Enrique, 15 ans, Maria, 12 ans, Roseta, 7 ans et Luis, 4 ans, ne reverront plus jamais leur parents. Ils n’oublieront jamais les bras de leur mère, ses larmes en entendant l’armée mexicaine pénétrer dans la maison, l’empêcher de s’enfuir elle aussi, de même que leur père et leur oncle. Ils sont jetés en prison. Rapidement, Enrique est fusillé, en tant qu’ancien officier, après un simulacre de jugement. On parle de laisser partir « la veuve et son frère », mais Roseta et Axel Ludvig sont finalement traînés dans la cour de la caserne où ils font l’objet d’une exécution sommaire. Les jumeaux meurent comme ils sont nés, ensemble, enlacés et étendus sur le sol comme ils étaient dans le ventre de leur mère. Axel Ludvig placé comme pour protéger sa sœur des balles des fusils. Elle verse une dernière larme. Le Comte… La Comtesse… Enrique… Elle a une consolation : elle a l’espoir que ses enfants soient bientôt à l’abri dans le Wyoming avec Paloma… L’endroit qu’ils devaient rejoindre tous… Ayant choisi de partir trop tard d’un territoire en guerre… Mais les enfants sont sauvés, elle le sait… Roseta sourit… C’est fini…

Le 6 Mars 1836, Santa Ana prend Fort Alamo après un siège long et sanglant. Parmi ses défenseurs, Davy Crockett, venu du Tennessee, ayant siégé à Washington et d’origine normande. Tous les hommes du Fort sont tués. Seuls sont épargnés une femme et cinq enfants qui ne sont pas les siens : Paloma et les enfants de Roseta et de Enrique. Ils peuvent enfin gagner le Wyoming. Au Texas, la lutte se poursuit, et le Mexique connaît une défaite le 21 Avril suivant, à San Jacinto, qui signe l’indépendance du Texas. La guerre s’étend alors sur les autres territoires, mais ceci est une autre histoire. Ce n’est plus celle de Roseta Monastorio…

* 7 Juin 1789 : naissance de Rosetta Ludvika ; elle a un frère jumeau : Axel Ludvig
* 1810 : décès du Comte et de la Comtesse de Fersen
* 1816 : Rosetta et son frère quittent la Suède ; ils n’y retourneront jamais
* 1818 : Rosetta épouse un officier de l’armée du Roi d’Espagne, Enrique Sanchez Monastorio
* 1819 : Roseta suit son époux, accompagnée de son frère, vers la Nouvelle Espagne ; 25 Décembre, naissance de Gabriel
* 1821 : Janvier, naissance à Albuquerque de Enrique
* 1823 : naissance de Maria
* 1828 : naissance de Roseta
* 1831 : naissance de Luis
* 1836 : décès d’Enrique, fusillé par les Mexicains, de Roseta et de son frère, exécutés