Chapitre II Une fois qu'il eut récupéré ses colts de chasseur de primes que le marshall lui avait pris, Stephen ouvrit la porte avec précaution, cherchant s'il était possible de sortir ainsi au grand jour après la réaction qu'avait eu à son endroit la foule à peine quelque temps plus tôt. La voie semblait libre, et il en profita pour se faufiler dehors avec Rosetta, pour se cacher quelques mètres plus loin dans l'arrière-cour du forgeron.
- Ceux qui nous ont mis dans cette situation semblent avoir tout prévu, chuchota-t-il. Ils savent que même si nous échappons au marshall il sera impossible de paraître en ville tant qu'on voudra nous voir nous balancer au bout d'une corde.
- Alors que proposez-vous ?
- Nous devrions rendre une petite visite à ce cher gouverneur. Je suis curieux de savoir par quel genre de gourmandise il est tenté.
Le jeu de cache-cache tourna en leur faveur, et ils finirent par quitter la ville sans encombre. Au loin, ils entendaient un tumulte de voix furieuses s'élever du saloon où semblait d'être rassemblée la foule indignée. Du côté de la prison, un silence de mort se faisait pesant ; tout était calme, mais pour combien de temps encore ?
A la nuit tombée, Stephen D. Henderson et Rosetta se dirigeaient à pas de loup vers la somptueuse demeure du gouverneur qui écrasait la ville de son imposante façade. Curieusement, la ville semblait déjà dormir, ou bien les ignorait. De même, ils n'eurent pas longtemps à attendre avant de trouver le moyen de pénétrer dans "Glory Mansion", que Stephen avait rebaptisée "Greediness Mansion", la demeure de la gourmandise. Discrètement, ils s'introduisirent au premier étage, et attendirent, dissimulés comme ils le pouvaient. Stephen ne voulait pas emmener avec lui son épouse pour l'exposer à un danger évident auquel il était habitué, bien que cette fois-ci soit somme toute particulière, mais il n'avait pas eu le choix. Où pouvait-il la laisser en sécurité ? Il avait ainsi dû se résoudre à la précipiter dans la gueule du loup. Par habitude, il referma les poings sur la crosse de ses colts.
- Il y a foule, ce soir, murmura-t-il.
Il désignait de la tête une porte massive qui, à l'extrémité du couloir où ils se trouvaient, laissait échapper un rais de lumière et plusieurs voix quelque peu étouffées.
- Parfait, allons-y, rétorqua-t-elle.
Il savait que c'était de la folie furieuse, que cela allait très mal finir, et pourtant il fut un instant tenté à l'idée de s ejeter dans la pièce, si tant était qu'elle ne fut point fermée à clef, et d'avoir le gouverneur et consorts dans sa ligne de mire. Pourtant, il ne bougea pas.
Deux heures s'écoulèrent. La porte s'ouvrit enfin, et trois individus sortirent de la pièce, apparemment trois individus patibulaires et amis du gouverneur. Stephen et Rosetta attendirent quelques instants de plus pour pénétrer cette fois dans un petit salon, où ils trouvèrent Forbes devant la cheminée en train de siroter un verre de bourbon. Leur entrée inattendue le fit sursauter et même lâcher le verre. Cependant, il ne cria pas quand il réalisa qu'il avait sur le nez l'un des colts de Stephen.
- Henderson, comment êtes-vous arrivé jusqu'ici ?
- Ce soir, c'est moi qui pose les questions, gouverneur, et vous allez satisfaire ma gourmandise avec vos explications.
Rosetta se tenait au fond de la pièce, dos à la porte qu'ils venaient de franchir. l'horloge sonna lugubrement une heure du matin. Elle était très imposante. Tout était très imposant dans la maison du gouverneur.
- Alors ? insista Stephen.
Forbes soupira et finit par tout expliquer.
- Ma gourmandise, Henderson, c'est l'ambition, mais une ambition démesurée. Je suis gourmand d'honneurs, de reconnaissance. Les gens sont si crédules, ils auraient assimilé ce qui est arrivé à une attaque personnelle contre moi, et désormais m'auraient soutenu quoi que je puisse faire. Y compris créer mon propre État. A partir de là, j'aurais conquis les États voisins.
- Ce n'est plus de la gourmandise, c'est de la boulimie. Votre plan ridicule n'aurait jamais marché.
Et Stephen ricana.
- Tant mieux si cela vous fait rire, Henderson, mais vous, comment allez-vous vous en tirer ? Vous allez me tuer, peut-être ? On vous pendra, Henderson, et je serai un héros.
- Vous êtes fou...
- Si vous cherchez quelqu'un qui est fou, c'est O'Brian. Il vous laisse filer, et pourquoi ? Parce que monsieur est gourmand. Parce que depuis de smois il jette des regards gourmands sur votre femme et qu'il en perd la raison. Je reconnais avoir commis une erreur : avoir demandé à O'Brian de l'enfermer, il n'a pas su se contrôler. Je serai sans doute obligé de m'en débarrasser...
Stephen allait rétorquer quelque chose lorsque se produisit le premier coup de théâtre avec l'arrivée de Margaret Forbes de retour d'entre les morts. Stephen avait envisagé plusieurs hypothèses : le gouverneur avait fait semblant d'empoisonner sa femme pour monter leur coup, mais comment aurait-il expliqué sa réapparition aux yeux de tous ? Il en était alors venu à la seconde hypothèse : le gouverneur profite de son plan pour se débarrasser d'elle. Peut-être avait-elle voulu être sa complice en ignorant qu'il l'empoisonnerait pour de vrai... Quoi qu'il en soit, sa soudaine apparition avait pétrifié Forbes. S'il n'avait pas déjà brisé son verre de bourbon, il l'aurait fait à cet instant.
- Maggie !?!? Mais comment ?!?!
Puis ce fut le tour du marshall O'Brian de franchir la porte.
- Un ami très cher m'a donnée l'antidote, dit-elle simplement.
O'Brian sourit et adressa un petit signe à Rosetta.
- Changement de programme, annonça Margaret qui tenait un revolver de dame.
Elle annonça qu'elle allait partir avec le marshall dès qu'il aurait tué le gouverneur.
- Après tout, les coupables sont déjà tous trouvés...
Rosetta et Stephen se trouvait pris dans un véritable réglement de comptes.
- Ma gourmandise, la manipulation, précisa Margaret.
Ce fut lorsqu'elle incita O'Brian à tuer le gouverneur que se produisit le second et ultime coup de théâtre.
- Ne bougez surtout pas, Margeret, et jetez ce revolver.
Ce fut au tour de Rosetta d'être stupéfaite.
- Oui, Mrs. Henderson, je suis de votre côté et Margaret Forbes vient de s'en rendre compte.
Ainsi le marshall O'Brian avait joué la comédie depuis le début. Stephen fut le premier à réagir, et il assomma le gouverneur félon pour être sûr qu'il ne s'échappe pas tandis que le marshall arrêtait sa femme. Margaret lui cracha dessus.
- C'est comme cela que vous me remerciez pour l'antidote ? ingrate !
L'affaire du complot des fraises était enfin close. La gourmandise contre la gourmandise.
- Le nouveau gouverneur arrive demain, annonça le marshall O'Brian quelques semaines plus tard.
Stephen Henderson, qui en assommant le gouverneur s'était fait on ne sait trop comment une estafilade à la joue, lui avait pardonné d'avoir posé ses mains sur Rosetta.
- Vous ne voudriez pas être marshall adjoint ? proposa O'Brian.
- Non merci. Je suis chasseur de primes parce que je suis aussi goumand d'indépendance et de liberté.
- Nouvelle gourmandise, Henderson ?
- Oui.
Une dizaine d'années plus tard, en 1885, la Cour suprême des États-Unis d'Amérique reconnaîtra aux chasseurs de primes plus de pouvoirs qu'aux autorités locales.
FIN.